Covid-19 : Annuler la dette pour sauver des vies

mercredi 15 juillet 2020

« Nos dirigeants ont deux choix, payer leurs obligataires ou acheter des médicaments, de la nourriture et du carburant pour la population »
Vera Songwe, Secrétaire exécutive de la Commission Économique des Nations unies pour l’Afrique

Pourquoi il est nécessaire d’annuler la dette pour combattre le Covid-19

Le choc économique déclenché par la crise de Covid-19 a plongé de nombreux pays à faible revenu dans une crise de la dette. Oxfam estime que les impacts sanitaires et économiques de cette crise pourraient faire basculer un demi-milliard de personnes dans la pauvreté.

Ces pays doivent renforcer leurs systèmes de santé dès aujourd’hui et faire face aux impacts économiques et sociaux de la crise. Des décennies de politiques d’austérité et de promotion du secteur privé dans les services publics sont à l’origine d’un sous-investissement dans la santé publique dans de nombreux pays. Aujourd’hui, ces pays manquent du personnel de santé et du matériel médical nécessaire pour combattre la pandémie. La République Centrafricaine ne dispose par exemple que de trois respirateurs pour 5 millions d’habitants. Au Malawi, le nombre d’infirmiers disponibles correspond à un quart seulement des besoins pour fournir des soins de santé à tous.

Et au lieu d’investir leurs ressources dans le renforcement des systèmes de santé pour combattre le virus, ces pays consacrent leurs précieuses ressources au remboursement de leur dette extérieure. Aujourd’hui, 64 pays dépensent davantage en remboursement de leur dette extérieure qu’en soins de santé.

L’annulation de la dette est indispensable pour permettre aux pays en développement de faire face aux impacts sanitaires, économiques et sociaux du Covid-19.

La crise de la dette avant le Covid-19

Bien avant la pandémie, la dette des pays en développement avait déjà considérablement augmenté après la crise financière de 2008. Le quantitative easing et les faibles taux d’intérêt dans les pays occidentaux ont entraîné une forte augmentation du nombre de prêts aux pays en développement, les financiers internationaux espérant des rendements plus élevés.

Les paiements de dette extérieure publique des pays du Sud ont ainsi augmenté de 85% entre 2010 et 2018. Sur les 70 pays dont le FMI évalue la soutenabilité de la dette, 34 étaient en défaut de paiement ou risquaient de l’être début 2020, contre seulement 17 en 2013. En décembre 2019, un rapport de la Banque mondiale évoquait l’augmentation de dette « la plus importante, la plus rapide et la plus étendue des cinq dernières décennies ». Le Covid-19 a exacerbé cette crise de la dette et rendu encore plus urgente l’adoption de mesures.

L’impact de la crise

Le ralentissement économique mondial a fait chuter les prix des matières premières (comme le café ou le cuivre) dont dépendent de nombreuses économies des pays en développement. De nombreux pays sont également touchés par la baisse du tourisme, des envois de fonds et des exportations.

La pandémie a également provoqué la fuite de capitaux la plus importante jamais enregistrée, avec plus de 100 milliards de dollars sortis des marchés émergents en février et mars 2020. Cette fuite a provoqué une perte de confiance des investisseurs dans la capacité des pays à rembourser leurs dettes, qui a à son tour entraîné une augmentation spectaculaire du coût des emprunts et une baisse de leur capacité à refinancer leur dette.

Or, de nombreux pays en développement ont des systèmes de santé défaillants et ont besoin de fonds supplémentaires pour lutter contre le coronavirus.

Plusieurs de ces pays, qui étaient déjà en difficulté avant la crise, se retrouvent en situation de défaut. L’Argentine, l’Équateur ou encore le Liban sont désormais en défaut et en négociation avec leurs créanciers. D’autres, comme la Zambie, le Gabon, le Mozambique ou la République du Congo courent un risque similaire.

Exemples de pays

Le Ghana était déjà profondément endetté avant l’arrivée du Covid-19. Il doit verser 3,8 milliards de dollars de paiements de dette extérieure en 2020 et dépense actuellement près de quatre fois plus pour le service de sa dette extérieure que pour les soins de santé de sa population. 39,1% de ses recettes publiques sont consacrées au service de la dette et 10,8% seulement à ses dépenses de santé.

La République centrafricaine possède trois respirateurs pour 5 millions d’habitants. Elle doit consacrer 25 millions de dollars au paiement de sa dette extérieure en 2020, soit 10% de ses recettes publiques. Ces ressources pourraient être consacrées à l’amélioration de l’accès à l’eau et au savon, et à la protection sociale des chômeurs affectés par le confinement et de la crise économique.

La dette extérieure de la Zambie s’élève à 950 dollars par personne. Chaque dollar dépensé pour le remboursement de cette dette est un dollar qui pourrait être dépensé pour répondre aux besoins urgents des citoyennes et des citoyens en matière de santé. Au lieu de cela, le pays consacre 32,6% de ses revenus au paiement de la dette, et seulement 8,8% aux services de santé.

À qui la dette est-elle due ?

En 2020, les 77 pays les plus pauvres, éligibles à la suspension de la dette du G20 devraient dépenser 40,6 milliards de dollars en paiement de leur dette, dont :
• 18,1 milliards de dollars pour le paiement de leur dette bilatérale à d’autres Etats (dont 9 milliards de dollars suspendus à ce jour)
• 12,4 milliards de dollars pour le paiement de leur dette multilatérale à des institutions telles que le FMI ou la Banque mondiale
• 10,1 milliards de dollars pour le paiement de leur dette extérieure envers les créanciers privés tels que les banques et les fonds spéculatifs.

En 2021, ce sont 44 milliards de dollars que ces pays devront rembourser, dont :
• 16,4 milliards de dollars de dette bilatérale
• 14 milliards de dollars de dette multilatérale
• 13,6 milliards de dollars de dette privée

Toutes ces ressources pourraient être investies pour lutter contre la crise sanitaire, protéger les plus vulnérables et financer la reprise économique.

Contrairement à la crise de la dette des années 80 et 90, dans cette crise, les créanciers privés jouent un rôle central. Les banques, les fonds d’investissement et les fonds spéculatifs sont devenus de très importants prêteurs après le krach financier de 2008. En 2018, 59,35% de la dette des pays à revenu faible et intermédiaire était ainsi due à des institutions privées. Or, la privée a tendance à être plus chère et ses taux d’intérêts plus volatiles. Les créanciers privés sont également plus réticents à s’engager dans une restructuration de la dette lorsqu’un pays emprunteur est confronté à une situation de surendettement. Et lorsque le FMI ou d’autres prêteurs officiels prennent des initiatives pour financer ou alléger la dette des pays en développement en difficulté, ils renflouent en réalité les prêteurs privés.

Les mesures qui ont été prises

En réponse aux appels de la société civile mondiale, des ministres africains des finances, de plus de 100 anciens chefs d’État, du pape, du secrétaire général des Nations unies et de bien d’autres, une Initiative de Suspension du Service de la Dette (ISSD) a été annoncée le 15 avril, par les ministres des Finances du G20. Ces derniers ont convenu d’offrir à 77 pays la possibilité de suspendre temporairement (entre mai et décembre 2020) le paiement de leur dette à l’égard des autres Etats. Cette initiative pourrait permettre aux pays d’économiser un maximum de 11,54 milliards de dollars, une somme qui devra toutefois être remboursée entre 2022 et 2024. Cette suspension ne permettra donc pas d’améliorer la viabilité de la dette des pays pauvres. Et sans l’adoption de mesures complémentaires, ces pays pourraient faire face à une crise de la dette encore plus grave dans deux ans.

Les pays du G20, ainsi que des institutions multilatérales telles que le FMI ou la Banque mondiale, ont appelé les créanciers privés à participer à l’initiative à des conditions comparables. L’Institute of International Finance, une organisation qui représente les intérêts du secteur financier privé, a adopté des termes de référence pour la participation des créanciers privés à cette initiative. Selon ces termes, les créanciers privés peuvent choisir de participer ou pas à l’initiative. Or, à ce jour, aucun prêteur privé n’a proposé de suspension de dette.

Le G20 a également demandé aux institutions multilatérales « d’explorer les options » de suspension du paiement de la dette. Le FMI a accepté en avril d’annuler 250 millions de dollars de paiements de dette pendant six mois pour un groupe de 27 pays parmi les plus pauvres. La Banque mondiale et les autres banques multilatérales de développement ont jusqu’à présent refusé de participer.

Globalement, l’ISSD couvre moins de 30% des paiements que les pays éligibles devront consacrer au paiement de leur dette en cette période de grande difficulté.

De nombreux pays ayant besoin d’une annulation de la dette sont par ailleurs exclus de l’initiative.

Que faut-il faire de plus ?

Les ministres des Finances du G20 se réunissent à nouveau les 18 et 19 juillet.
Les dirigeants du G20 doivent exiger du secteur privé et de la Banque mondiale de mieux faire. Ils devraient également inclure l’ensemble des pays impactés par le Covid et en difficulté vis-à-vis du remboursement de leur dette, dans l’ISSD, et prolonger l’initiative au-delà de 2020. Le G20 doit aller au-delà de la suspension et proposer l’annulation de la dette des pays en développement.

En octobre, aux réunions annuelles du FMI et de la Banque mondiale et au Sommet du G20, le FMI, la Banque mondiale et le G20 devront évaluer l’impact de leur réponse à la crise, et prendre des mesures systémiques ambitieuses et de long terme.

Les demandes de la société civile

Les dirigeants internationaux doivent :
• Annuler les paiements de dette bilatérale et multilatérale des pays en développement pour les quatre années à venir (https://au.int/ar/node/38688), ou jusqu’à la mise en place d’un processus de désendettement. Ces annulations pourraient être financées par des émissions de Droits de Tirage Spéciaux, la vente d’or, l’utilisation des réserves et des subventions de donateurs.

• Annuler les paiements de dette aux créanciers privés, plutôt que renflouer ces créanciers via les suspensions et prêts du FMI.

• Adopter des législations pour empêcher les créanciers privés de poursuivre les Etats bénéficiaires de l’ISSD qui suspendraient le paiement de leur dette privée.

• Veiller à améliorer la viabilité de la dette des pays en développement à long terme grâce à un processus juste et transparent de restructuration et de nouvelles annulations du stock de dette. Un mécanisme international de restructuration des dettes devrait être mis en place et des règles contraignantes sur les prêts responsables adoptées, pour éviter de nouvelles crises de la dette.

• Permettre à tous les pays impactés par la crise actuelle et en difficulté vis-à-vis du remboursement de leur dette, de pouvoir bénéficier d’un allégement de leur dette, pas uniquement ceux éligibles à l’ISSD. Un processus indépendant et transparent, prenant en compte non seulement la capacité de paiement, mais également les besoins en matière de développement, de droits humains et d’égalité de genre, ainsi que la vulnérabilité climatique et la légitimité des dettes, devrait être adopté.

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